Photo d'une Ideas Box dans un gymnase
Projets - 5 février 2019

Les gymnases d’Hiver : des médiathèques auprès des personnes sans-abri

Ils sont environ quatre-vingts hommes dans ce gymnase du 18ème arrondissement de Paris, orientés par les équipes du Samusocial de Paris après avoir appelé le 115. Depuis deux mois, ils dorment sur des lits de camp sommaires, portant le nom de chacun d’eux, bien alignés par rangée de six. Certains sont Français, d’autres demandeurs d’asile, soudanais, russes ou algériens. Un tiers d’entre eux travaille pourtant, comme agents de service ou en cuisine. D’autres attendent toute la journée, dans la rue, dans le métro, pour pousser les portes du gymnase et s’abriter du froid pour la nuit.

Chaque soir, un repas chaud et une douche dans les vestiaires. Trois fois par semaine également, des salariés et bénévoles de Bibliothèques Sans Frontières viennent y installer l’Ideas Box, notre médiathèque itinérante, permettant un accès libre à un ensemble de ressources sélectionnées par notre équipe, spécifiquement pour ce projet.

Chaque soir des jeux de société, des films et des bandes dessinées. Chaque soir, des rencontres. Voici deux d’entre elles, racontées par Manon Tanguy et Léa Rombeaut, responsables du projet.

“Moi tu sais, je ne me cache pas”

La première chose dont je m’occupe lorsque j’installe l’Ideas Box, ce sont les branchements. Câbles d’alimentation des modules, chargeurs des tablettes, lecteur DVD pour la télévision… Ce soir, lorsque j’en arrive aux ordinateurs, Julien s’est déjà installé. Jeune homme d’une petite vingtaine d’années, c’est un habitué de l’Ideas Box. Systématiquement présent, sur les tablettes, aux dominos, ou, comme ce soir, sur l’ordinateur. Je lui adresse un petit sourire, auquel il me répond par un hochement de tête. Avec son casque et son micro, il est en pleine conversation.

« Non mais attends, une fois ok, mais elle est tombée en cloque deux fois cette année c’est chaud quand même ! D’ailleurs, papa ne lui parle plus, tu sais comment il est… Oui, la dernière fois, il n’a pas adressé la parole à Christian pendant deux ans. Deux ans… Oui, t’as raison. Les histoires de famille quoi… »

J’essaye de rester concentrée sur ma besogne, mais les 30 centimètres qui nous séparent ne me facilitent pas la tâche. Les deux premiers chargeurs d’ordinateur sont branchés.

« Oh d’ailleurs il faut que je te raconte mon Nouvel An à Prague ! C’était énorme… La Vieille Ville, c’est un délire. Les gens sont trop cools. Et l’alcool est tellement pas cher, t’as l’impression qu’il est gratuit… »

Je contiens mon sourire. Julien vient de résumer mon Nouvel An 2017 dans « la ville aux cent clochers » en deux mots. Tous les chargeurs sont en place.

« La ville est vraiment, vraiment belle. Mais il faisait froid, la vache ! Et j’ai rencontré un mec là-bas… Oui hahaha ! Il était tout gêné c’était trop mignon, alors que moi tu sais, je ne me cache pas… »

Premier casque, deuxième casque, troisième casque. Les souris. Julien n’en a pas sur son ordinateur. J’hésite à lui en proposer une mais je n’ai pas envie de l’interrompre.

« Mais oui, c’est toujours comme ça ! Bon et toi, raconte-moi les nouvelles. Je veux savoir tous les potins ! Tu sais, maintenant que je suis à 1 000 kilomètres de Paname, tu peux tout me dire ! »

Ma main se fige, la souris suspendue dans les airs : le gymnase Ronsard est au pied de la Butte Montmartre. L’expression reconnaissante, Julien récupère la souris, ses yeux fixés sur moi. J’esquisse un sourire rapide et baisse les miens.

Un texte de Manon Tanguy

Photo de l'Ideas Box dans un gymnase

“C’est pour tout ça que je suis parti”

Sixième soirée de mobilisation pour moi, je commence à m’habituer aux lits de camp, aux plats réchauffés, au va-et-vient incessant des hébergés qui entrent et sortent du gymnase. Je reconnais certains visages ; je souris, j’échange, je joue. Je croise Lassana qui a tenté de m’apprendre à jouer aux échecs, Farid qui me parle de son pays et me fait écouter des chansons égyptiennes, Andrei et Alex avec qui j’ai regardé Kill Bill le soir précédent. Je prends mes habitudes, comme eux prennent les leurs.

Ce soir-là néanmoins, je remarque dans un coin un jeune homme que je n’ai jamais vu. Je sens qu’il a envie de s’approcher mais il n’ose pas. La peur, le manque de confiance, la timidité sans doute. Il réussira néanmoins à dépasser tout cela : les soirs suivants, il s’installera sur une tablette, toujours sans un mot, essayant de se fondre dans la masse des hébergés présents avec nous.

Quelques jours plus tard, alors que je joue avec trois autres hébergés, mon regard croise le sien. Je sais qu’il nous regarde, je sens qu’il est intéressé, qu’il veut jouer. D’un signe de la main, je l’invite à s’approcher. Il prend le train du jeu en route.

Plus les soirs passent, plus je sens qu’il se détend, qu’il ose s’amuser, qu’il invente des combines pour gagner. Il se prend au jeu, il s’intègre, il fait partie de quelque chose. Et je pense que ça lui fait du bien. Au détour d’une partie de Domino, j’apprends qu’il s’appelle Miran.

Le jeu terminé, il reste accoudé à la table et je sens qu’il a besoin de parler. Je le regarde et j’attends. Alors il me parle de son pays, l’Albanie, de sa famille, de la séparation, du long trajet qui l’a conduit jusqu’ici, des pays qu’il a traversés, de la dureté de la vie. Si singulière soit son histoire, je sais qu’elle est universelle ; qu’elle est l’histoire de tant d’hébergés présents dans ce gymnase.

L’échange se prolonge, il me montre des vidéos d’un humoriste franco-albanais qui se moque de l’Albanie, de son système politique, de la misère, de l’impossibilité d’y construire un avenir, et il ajoute : « c’est pour tout ça que je suis parti ! » Et je comprends que malgré les difficultés rencontrées en France, il n’a jamais regretté son choix.

Un texte de Léa Rombeaut

[Les prénoms des personnes hébergées ont été modifiés pour conserver l’anonymat]

Grâce au soutien de la Fondation Up et aux côtés du Centre d’Action Sociale de la Ville de Paris, nous intervenons depuis trois ans dans le cadre du Plan d’Urgence Hivernale, un dispositif au cours duquel la Ville de Paris met à disposition une dizaine de gymnases pour abriter du froid les personnes sans-abri durant la période du Plan Grand Froid, s’étendant cette année du 6 décembre 2018 au 20 mars 2019. Pendant cette période, nous installons trois fois par semaine une Ideas Box dans l’un de ces gymnases pour créer un espace de convivialité et de détente, facilitant ainsi le dialogue avec les hébergés. Pour soutenir cette action, faites un don !

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