Pour la Journée mondiale des réfugiés, Shahab Rassouli, réfugié afghan en France depuis plus de dix ans, raconte l’un de ses premiers souvenirs de bibliothèque, en Iran, face aux Misérables de Victor Hugo. C’était en 2002, il a alors neuf ans et vit à Lavasan, au nord-ouest de Téhéran, après s’être enfui d’Afghanistan quatre ans plus tôt avec ses parents et ses deux petits frères.
« Tu n’es qu’un sale Afghan !, me lance Zeinali.
– Non je ne suis pas Afghan, je viens de la ville frontière de Mashhad. Je mens comme un criminel pour sauver ma peau.
– Mensonge, poursuit Sediqi, ton père a loué notre ancien garage, le mien a dit que vous étiez clandestins ! Je t’ai vu aller te cacher aux toilettes quand l’inspecteur est venu contrôler les classes tout à l’heure ! »
Je me sens seul. Seul comme la petite fille de ce roman, Cosette : elle comptait moins que les chiens chez ses hôtes, je comptais moins que les chats en Iran.
« Attrapez-le, on va vite savoir s’il est Afghan : on dit qu’ils ont une queue, comme les singes ! Ahaha ! » éclate de rire Zeinali.
Bousculé, je tombe par terre avec mon sac à dos qui pèse une tonne. Je me sens incapable de réagir face à mes trois camarades de collège qui viennent de découvrir ma véritable origine. Je ne sais même pas pourquoi je dois la cacher, la cacher comme Jean Valjean dans Les Misérables. Comme le titre, je suis misérable à ce moment-là, je continue à nier : « Non, je ne suis pas Afghan, je le jure ». Je le jure parce que je ne suis pas le bienvenu dans ce pays. Mais moi, je n’y suis pour rien, je n’ai rien demandé, je n’ai pas voulu que mon pays, l’Afghanistan, soit en guerre. Je me crois tout aussi Iranien que les autres, mais pourquoi ? Je pense à Jean Valjean, chassé de partout :
« Jean Valjean, forçat libéré, natif de… » – cela vous est égal… – « est resté dix-neuf ans au bagne. Cinq ans pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté de s’évader quatre fois. Cet homme est très dangereux. » Voilà. Tout le monde m’a jeté dehors. Voulez-vous me recevoir, vous ? Est-ce une auberge ? Voulez-vous me donner à manger et à coucher ? Avez-vous une écurie ?
Zeinali m’attaque pour pouvoir retirer mon uniforme bleu foncé. Tout se passe si vite : j’ai une pierre dans la main, je sens la chaleur du sang sur mon visage, je vois le grand Zeinali tomber juste à côté de moi, criant de douleur. Je saisis alors l’opportunité et cours maintenant le plus vite possible pour m’échapper du reste de la bande, direction le grand portail ouvert du collège pour filles, non loin de là. Juste à l’entrée du premier bâtiment, des marches me mènent au deuxième étage. « Il ne doit pas être très loin, ouvrez bien les yeux », j’entends Zeinali hurler dehors.
« Mais que fais-tu ici mon garçon, sais-tu que c’est interdit de rentrer dans une école de filles ? me demande alors une femme, dans le couloir.
– Oui madame, je le sais, je vous assure ne pas être un pervers ! Rassurez-vous, je vais partir sans tarder, ne prévenez pas les Gardiens de la Révolution s’il vous plaît. »
« Hé l’Afghan ! Si tu es à l’intérieur, sors de là avant qu’on appelle les policiers, sinon ça va mal finir pour toi, sors et réglons nos comptes ! » continue de crier Zeinali.
La femme comprend alors la raison de ma présence. Je revois Jean Valjean, se faire bien accueillir avec respect au lieu d’être insulté :
– Vrai ? Quoi ! Vous me gardez ? Vous ne me chassez pas ? Un forçat ! Vous m’appelez monsieur ! Vous ne me tutoyez pas ? Va-t’en, chien ! qu’on me dit toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j’avais dit tout de suite qui je suis. Oh ! La brave femme qui m’a enseigné ici ! Je vais souper ! Un lit avec des matelas et des draps ! Comme tout le monde ! Un lit ! Il y a dix-neuf ans que je n’ai couché dans un lit ! Vous voulez bien que je ne m’en aille pas ! Vous êtes de dignes gens ! D’ailleurs j’ai de l’argent. Je payerai bien. Pardon, monsieur l’aubergiste, comment vous appelez-vous ? Je payerai tout ce qu’on voudra. Vous êtes un brave homme.