Photo d'un zodiac dans la mer Méditerranée
Médias - 18 décembre 2018

L’étrange(r) touriste

Pour la journée internationale des migrants, Shahab Rassouli raconte sa traversée de la mer Méditerranée. C’était en 2008, il a alors quinze ans. Seul, il vient de quitter Lavasan, au nord-ouest de Téhéran en Iran. Sur les côtes d’Izmir en Turquie, dans un zodiac en surnombre, c’est à L’Odyssée qu’il pense.

Ça y est, nous sommes tous les deux en France : deux migrants de plus ici, à Paris sous les regards offensés des gens qui ne s’arrêtent pas. Ou accélèrent le pas. À vrai dire, j’avais davantage le sentiment d’être un touriste qu’un migrant. Ou plutôt un étrange touriste parmi les migrants. Le dernier de leur souci. Je vivais un rêve malgré la difficulté, je n’aurais jamais imaginé traverser ces endroits, les voir de mes propres yeux. Et cette Tour Eiffel…

« Hé ho Shahab ! Mais tu ne m’écoutes pas, ma parole ! Voilà dix minutes que je te cause pendant que tu fixes ce tas de ferraille, dit Mokhtar, mon cousin.
Je n’y suis pour rien, j’étais noyé dans mes pensées. Regarde ce chef-d’œuvre, juste devant nous ! Tu imagines ? Une fois construite, ils voulaient la démonter ! Tu te rends compte ?
C’est quoi ce charabia ! Au lieu de dire n’importe quoi, dis-nous où l’on va dormir ce soir ?
Je ne sais pas, au parc de la Gare de l’Est où dorment tous les migrants ?
Ah non, il fait trop froid là-bas !
Je sais, mais je ne connais personne à Paris. Enfin si, mais ils ne vivent pas à notre époque… lui dis-je avec un air amusé.
Tu te fous de ma gueule ! La faute à tous ces bouquins qui t’ont rendu fou, j’imagine.
Ne t’inquiète pas, il y a une distribution de sacs de couchage, nous passerons une meilleure nuit. »

Après avoir passé près de cinq mois à Istanbul, travaillant n’importe où pour une moitié de salaire à cause de ma petite taille, je payais enfin un passeur. Je n’oublierai jamais le jour où j’étais sur les côtes d’Izmir en Turquie, m’apprêtant à traverser la Méditerranée sur un petit zodiac en surnombre pour atteindre la Grèce.

Photo du drapeau grec

J’avais l’impression d’entendre les soldats grecs ramer jusqu’aux côtes de la légendaire ville de Troie où Hector et ses archers les attendaient derrière les murailles de la ville, pour une bataille qui durera une éternité. J’étais incapable de bouger, je pensais à Achille traversant ces sables sur lesquels je posais mes pieds. L’épopée de l’Iliade d’Homère parade devant mes yeux : « Écoutez-moi, Troyens, Dardaniens et alliés : le vaillant Ménélas a remporté la victoire ; livrez-nous donc l’Argienne Hélène et ses trésors ; payez un juste tribut aux Grecs, afin que les hommes des siècles à venir en gardent la mémoire. »

« Allez, poussez-vous les moins-que-rien, il faut mettre le bateau au plus vite dans la mer avant que les gendarmes n’arrivent ou nous serons tous en prison ! hurlait notre passeur.
Mais c’est un bateau pour huit alors que nous sommes quinze. J’ai payé cher pour que l’on puisse être en sécurité lors de notre passage, lui répond un père de famille, Hazara, sa petite fille dans les bras.
Tais-toi ! cria le passeur, pointant son couteau vers l’homme qui avait osé contester. Tu n’as plus le choix : soit tu montes, soit les gendarmes t’embarquent ! Il n’y aura pas de remboursement. »

Tout le monde se tut. Le silence fut brisé par les pleurs de la petite fille ; sa femme s’approcha et pria le mari d’accepter le risque avant que cela ne tourne mal.

Une fois immergés dans les eaux profondes, les lumières de l’île de Mytilène nous guidèrent vers la terre ferme, l’espoir s’agitait dans nos yeux. Notre grande civilisation, à la porte d’une autre. Younan, c’est ainsi que nous appelons la Grèce en persan. Cet endroit de la terre, berceau de la civilisation européenne, où vécurent Aristote, Socrate et la grande et première femme astronome Hypatie… Encore une fois, je ressentais la traversée des soldats perses vers la Grèce, sous l’ordre de Xerxès, fils du grand roi Darius. Mais cette fois, ce n’était pas pour l’envahir mais pour trouver un endroit où vivre.

Photo d'un zodiac arrivant en Grèce

Une fois arrivé à Athènes, j’étais ébloui par la grandeur de l’Acropole, la cité des Dieux de la Grèce antique où siégeait le grand Zeus. Je n’en croyais pas mes yeux, c’était inimaginable. D’un coup, j’ai vu la foudre puissante traverser le ciel des mains de Zeus. Dans le ciel au loin, un cheval blanc survolait les mers. Hercule, fièrement assis dessus, observait la terre.

En Grèce, j’ai trouvé un travail dans une oliveraie pour regagner l’argent nécessaire et payer un autre passeur. Celui-ci m’entraîna à me cacher dans les endroits les plus inimaginables d’un camion. Après une tentative ratée et plus de 25 heures sous un camion, je réussis enfin à rejoindre l’Italie. Tous les chemins mènent à Rome, dit-on. Le mien était un peu différent. Je regrette ne pas avoir visité les vestiges de l’empire romain. Je n’ai traversé ni la grande cité du Vatican ni les amphithéâtres où les gladiateurs se battaient pour le plaisir des généraux et de César. Je regrette simplement de passer en tant que migrant.

À la gare de Milan, j’ai gagné deux euros en aidant un vieux monsieur à descendre ses valises lourdement chargées. J’en ai vite profité pour m’acheter quelque chose à manger. Je n’avais plus d’argent : une fois descendu à Bari, au sud de l’Italie, j’avais utilisé mes derniers sous pour acheter un billet direction le pays des Gaulois.

La France, enfin ! La France avec laquelle je partageais l’amour de ses écrivains depuis mon enfance. Avec laquelle je partageais la souffrance des Misérables de Victor Hugo. Avec laquelle je partageais le long voyage de Sans famille d’Hector Malot. Avec laquelle je partageais le courage des Mousquetaires d’Alexandre Dumas. C’est moi ce petit réfugié afghan, qui regarde les côtes anglaises, assis sur la plage de Calais. Si loin malgré le peu de distance. La Manche nous sépare. Bientôt je comprendrai la langue de Molière, je pourrai lire un roman d’Émile Zola en français et je chanterai comme Gavroche :

« Je suis tombé par terre,
C’est la faute à la guerre,
Je n’suis plus malheureux,
C’est grâce à Montesquieu ! »

Il y a onze ans, Shahab a obtenu le statut de réfugié en France. Il vit aujourd’hui à Boulogne-sur-Mer et travaille depuis trois ans auprès des migrants à Calais.

Photo de Shahab Rassouli

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