Photo de personnes qui jouent aux dames
Projets - 24 janvier 2018

« Les échecs, c’est comme un langage » : trois portraits au sein de l’Ideas Box

Plan d’Urgence Hivernale. Depuis fin décembre, la ville de Paris met à disposition une quinzaine de gymnases pour protéger du froid les personnes sans domicile fixe. Sur l’invitation du Centre d’Action Sociale de la Ville de Paris (CASVP), pendant un mois, Bibliothèques Sans Frontières installe chaque soir une Ideas Box dans deux gymnases parisiens, celui d’Hautpoul et des Vignoles, pour faciliter le dialogue. De 18 à 22 heures, notre équipe propose des animations auprès des hébergés : jeux de société, lectures, films ou séries, recherche d’informations, utilisation des tablettes et des ordinateurs.

Pour porter la voix de ce projet solidaire, voici trois histoires, trois regards croisés au sein de l’espace Ideas Box du gymnase d’Hautpoul.

Photo d'un déploiement Ideas Box au gymnase d'Hautpoul

Italie – Suède

Ils sont environ quatre-vingt-dix hommes à avoir été orientés ici, dans ce gymnase du 19ème arrondissement de Paris, après avoir appelé le numéro d’urgence du Samu Social. Quatre-vingt dix hommes à dormir sur des lits de camp sommaires, bien alignés par rangée de neuf. Des couvertures, un repas chaud, des douches de vestiaire. Mais aucun profil type : beaucoup de Français, des jeunes, quelques demandeurs d’asile afghans et des personnes plus âgées. Un quart d’entre eux travaillent pourtant : quelques-uns en cuisine, certains sont agents de service. Et d’autres attendent toute la journée, dans la rue, dans le métro, pour pousser les portes du gymnase et s’abriter du froid pour la nuit. Quatre-vingt-dix hommes, et parmi eux Solal.

J’aimerais bien écrire qu’autour d’un jeu de société on redistribue les cartes, mais Solal et moi jouions aux échecs ce lundi-là.

« Tu choisis l’ouverture suédoise, ça alors ! Je n’irai pas dans ton jeu, je ferai l’italienne ! Nous verrons bien quel pays l’emportera. » me lance-t-il au début de la partie. Solal réfléchit à voix haute, commentant chaque nouvelle position sur l’échiquier : « quel coup faible », « tu as peur », « bien joué, tu veux très certainement prendre mon cavalier », « il faut que je bouge mon fou pour t’attaquer par la gauche », « tu roques déjà ? ». Gênant quelque peu les autres hébergés, derrière nous, qui regardent la projection sur grand écran du film Home. Peut-être une stratégie pour me déconcentrer ou m’induire en erreur. Je m’en amuse et profite de ses bavardages pour l’amener sur un autre terrain de jeu : sa vie.

D’origine congolaise, Solal n’a pas soixante ans. Les échecs, c’est son oncle géographe qui lui a appris à jouer, quand il est arrivé en France dans les années 80. « En Afrique, tout le monde préfère le jeu de dames », qu’il pratique depuis l’enfance et maîtrise mieux. Mais ce sont dans les livres qu’il apprend à « jouer théoriquement ». Il se lance alors dans une étude comparée ‘dames/échecs’, me parle de l’internationalité du jeu, des ponts avec la boxe, des tournois mondiaux et des grands maîtres russes. Avant de revenir sur ce qui l’amène ici : d’autres ‘échecs’ qui l’ont rattrapé ensuite. Il préfère ne pas trop en parler, « ça ne sert à rien ». Solal a deux enfants : l’un est ingénieur électrotechnique, sa dernière vient de passer le baccalauréat. Pensant que leur père dort chez un ami, ils prennent régulièrement des nouvelles mais s’inquiètent peu. « Tout ira mieux, il n’y a pas de raison », il en est certain.

Des échanges et quelques erreurs plus tard, après une heure de jeu, il finit par abandonner en couchant son roi. Amusé, il me serre la main puis me dit ironiquement : « Les échecs, c’est comme un langage. Un peu comme la salsa : je danse, ma partenaire danse ! On communique sans parler. »

Italie 0 – 1 Suède

Quentin C

Photo de deux hommes jouant aux échecs

Ajouter un ami

Il a une cinquantaine d’années et ne parle presque pas français. Il me fait comprendre qu’il souhaite utiliser l’un des ordinateurs, mais n’est pas vraiment familier avec l’outil. Après quelques questions, je comprends qu’il vient de se créer un compte Facebook cette semaine, et qu’il souhaite ajouter de nouveaux contacts à son profil. Il cherche une personne en particulier. Il me donne un prénom, la recherche est infructueuse, trop de profils portent le même. En partant du nom de famille, cependant, nous trouvons la personne qu’il recherche. Il m’explique que c’est son fils. Il est très ému. Il passe les minutes qui suivent à faire défiler les photos de la page.

Manon T

Photo de deux personnes jouant au Uno

À temps partiel(s)

C’est l’histoire d’un jeune homme comme tout le monde, scandaleusement normal. Assis sur le module bleu de l’Ideas Box, il geeke sur une tablette, le regard fuyant. Il voudrait probablement que personne ne le remarque mais nous l’avons tous vu et mourons d’envie de lui demander « Qui es-tu ? ». Bénévole de Bibliothèques Sans Frontières ? Volontaire du Centre d’Action Sociale de la Ville de Paris ? Sans-abri ? Il pourrait être les trois.

À 24 ans, diplômé d’un BTS, Renan est étudiant la semaine dans un internat et devient sans-domicile le week-end et les vacances scolaires. Son statut si particulier ne rentre dans aucune case. Il avoue qu’on lui a dit que ça aurait été plus facile s’il avait été « un vrai SDF » pour bénéficier des dispositifs sociaux. Ancien cadre d’un magasin de vêtements, il a tout perdu en quelques semaines : son travail, sa fiancée, son logement et, le plus important, sa confiance en lui et en les autres. Mais il lui reste sa dignité. Battant et optimiste, il sait qu’il veut travailler dans l’armée et se sentir utile, « comme vous chez BSF mais dans un autre secteur ».

Ce soir, le Maire du 19ème et la directrice du CASVP sont passés saluer les agents de la ville et l’ont tout de suite remarqué. Après quelques échanges, nous comprenons que la vie ne l’a pas gâté et que quand on n’a rien, tout est compliqué : accéder aux soins, connaître ses droits, les faire valoir… Plus d’un se seraient déjà découragés. Heureusement, la responsable du Plan d’Urgence Hivernale vient lui annoncer qu’elle a rédigé l’attestation dont il a besoin pour prétendre aux services de la ville. Il retrouve le sourire et nous confie : « Je n’ai jamais méprisé les SDF mais jamais je n’aurais imaginé me retrouver parmi eux. »

Autour d’un jeu de société, Renan redevient un jeune ‘lambda’. Nous refaisons le monde. Nous nous racontons des anecdotes de nos vies. Il est déjà 22h, l’heure de se coucher. Les bénévoles sont en train de ranger le matériel quand il nous dit : « Je me suis débarrassé d’un poids ce soir. Ça fait plusieurs mois que je ne me suis pas senti aussi normal. Je suis heureux d’avoir passé ce moment avec vous. Je sais qu’on ne gardera pas contact mais est-ce que vous serez là demain ? ». Oui, jusqu’à dimanche, veille de la rentrée scolaire. Lundi, il sera ‘comme tout le monde’… jusqu’au prochain weekend.

Enora H

[Les prénoms des personnes hébergées ont été modifiés pour conserver l’anonymat]

Photo de personnes jouant aux jeux de société

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