Augustin Trapenard, parrain de Bibliothèques Sans Frontières
Médias - 20 avril 2018

Augustin Trapenard : “Un pari fou, lire tous les livres du monde”

Imaginez-le, dans son pantalon bleu nuit qu’il porte pour la première fois. Ses baskets blanches, encore trop propres, et son pull fin dont les manches relevées laissent entrevoir les mots de la chanteuse folk américaine Joni Mitchell. Un air de Jude Law, on lui dit souvent. Le regard clair, ni coiffé ni rasé, il pourrait être à la fois le châtelain d’un roman britannique du XIXe siècle ou le livreur de macédoine de la dernière BD de Fabcaro.

Coup de boomerang pour Augustin Trapenard, nouveau parrain de Bibliothèques Sans Frontières : l’intervieweur devient l’interviewé !

Ton premier souvenir de bibliothèque ?

Il y a d’abord celle dans le salon de mes grands-parents, en Auvergne. C’était une pièce absolument magique, entièrement recouverte de livres. Aucun mur n’était apparent, sinon de couvertures de romans. Chaque livre avait non seulement été lu, mais commenté avec une pastille : rouge pour les livres que mon grand-père n’aimait pas, verte pour ceux qu’il aimait, bleue pour ceux qu’il voulait relire. Ensuite, il y a la bibliothèque du collège Pasteur de La-Celle-Saint-Cloud. Enfin, la première bibliothèque publique qui me vient à l’esprit, c’est celle de Sainte-Geneviève, à Paris, immense, sublime, où je travaillais presque tous les soirs lorsque j’étais en Hypokhâgne et en Khâgne.

Et puis il y a ta bibliothèque personnelle.

La plus belle façon de connaître quelqu’un est de regarder les livres qu’il a chez lui. Je m’inquiète toujours d’un appartement sans livre, non parce que je juge celui ou celle qui n’a pas de livre mais parce que c’est comme si il ou elle se cachait. Les livres sont autant de miroirs et d’indices dans ce grand roman policier qu’est la rencontre avec l’autre. J’ai l’impression de dire et de donner beaucoup de moi à travers ma bibliothèque, elle m’évite souvent de devoir raconter certaines choses. Et chacun de nous porte aussi en lui ou en elle une bibliothèque intérieure, de Mimi Cracra à La recherche du temps perdu, avec laquelle on marche, on avance, on évolue, on vit. Et que l’on ne cesse de citer, même inconsciemment.

La littérature a toujours été pour moi un modèle d’intelligibilité de la vie. C’est grâce aux livres que j’ai réussi à voir le monde, à le penser et à le comprendre. Je serais par exemple incapable de parler de la question des réfugiés si je n’avais pas lu Marie NDiaye, Jean-Marie Gustave Le Clézio ou Laurent Gaudé. Je trouve qu’il n’y a rien de plus beau que les couvertures de livres lus. Chaque livre qu’on lit est inscrit en nous. Il est quelque part un peu poreux et finit par appartenir à ta propre peau.

Raison pour laquelle tu as tatoué plusieurs textes sur la tienne ?

Dans ma famille, on souffre de la maladie d’Alzheimer : ma hantise est d’oublier les mots. Voilà pourquoi j’aurai toujours sur moi ceux que je n’ai pas envie d’oublier. Ils sont issus de la littérature, de Fitzgerald et de Faulkner, mais également de la chanson « A case of you » de l’artiste folk américaine Joni Mitchell, sur le bras. La littérature est partout. Il est très important de ne pas la réduire au livre, qui peut par ailleurs faire peur. Chaque écrit participe de ce qu’est l’acte littéraire. Je me suis par exemple réjoui du Prix Nobel de littérature à Bob Dylan.

La prochaine citation ?

Je ne me suis pas encore fait tatouer sur le corps un très beau passage du roman Les Hauts de Hurlevent de la romancière britannique Emily Brontë, où l’héroïne Catherine raconte un rêve où elle est rejetée du Paradis. « Le ciel ne m’avait jamais paru être un asile fait pour moi ; j’avais le cœur brisé, je pleurais pour redescendre sur la terre, et les anges furieux, me jetaient au milieu des bruyères sur le toit de Hurlevent. » J’aime ce refus de toute idée transcendantale de paradis ou d’enfer pour lui préférer la vie, la terre. J’ai lu ce livre une trentaine de fois, il est pour moi fondateur : à sa lecture, je me suis rendu compte que la littérature était un art à la fois du langage, de la narration et de la vie.

“La plus belle façon de connaître quelqu’un est de regarder les livres qu’il a chez lui.”

Un livre qui abat les frontières ?

Trois femmes puissantes, de Marie NDiaye. Ce livre abat les frontières romanesques, défie tous les codes, les genres, et pose la question centrale des frontières et de leur traversée. L’auteure a cette façon magnifique de donner des noms à celles et ceux que l’on appelle trop souvent par des chiffres. La littérature a cette possibilité, ce talent et cette grâce de permettre l’identification, d’incarner avec des histoires ce que l’on vit.

Avec quel personnage de roman aimerais-tu boire un café ?

Je pense que le café serait absolument dégueulasse mais je le prendrais avec Madame Thénardier, des Misérables de Victor Hugo. L’un des plus grands livres jamais écrits. J’aimerais à la fois l’engueuler mais également la comprendre et prendre la mesure de toute sa richesse. C’est un personnage absolument effrayant tout en étant une formidable construction. Je pense aussi que par le discours, par la pensée et par la réflexion, on peut toujours faire avancer les choses. La Thénardier serait mon défi, somme toute.

Quelle relation entretiens-tu avec le marque-page ?

Une relation très professionnelle ! Je n’ai pas de marque-page à proprement parler, c’est parfois un post-it ou un ticket de métro. Très souvent un stylo parce que j’écris beaucoup dans mes livres. Cela dit quelque chose de l’intervention du lecteur que je suis. Le livre est aussi, par ailleurs, un objet de travail, pas forcément de plaisir. J’ai tendance à déplier les livres énormément, certains partent en lambeaux, surtout les livres de poche.

Le livre est un objet que l’on se passe, que l’on corne, que l’on touche, que l’on sent, que l’on salit. Souvent une tâche de café, des cendres de cigarette, brûlé par le soleil ou mouillé par l’eau. Les miens ne sont pas en très bon état. Pour autant, j’en donne énormément. Les gens qui viennent chez moi repartent toujours avec un livre. C’est toujours une façon de leur dire quelque chose et souvent quelque chose de moi.

Le livre que tu as le plus offert ?

Très certainement Vie Animale de l’Américain Justin Torres. C’est l’histoire d’une famille très simple aux États-Unis, unie mais dysfonctionnelle. L’histoire d’un coming out, aussi. Celui d’un enfant, qui petit à petit accepte sa différence et son identité. Un livre absolument bouleversant, sublime, l’un des plus forts que j’ai lus. Je l’ai d’ailleurs récemment offert lors de mon intervention dans l’association Le Refuge, qui s’occupe de jeunes gays rejetés par leurs parents. La littérature permet de grandir, de se grandir. On apprend énormément d’un livre sur soi.

“La littérature est un art à la fois du langage, de la narration et de la vie.”

Celui que tu conseillerais à une personne qui n’en a jamais ouvert ?

Je lui parlerais d’abord énormément. Je lui demanderais ce qu’elle aime dans la vie, j’apprendrais à la découvrir. Je ne pourrais pas répondre par un livre en particulier, sinon peut-être par ceux qui ont le plus compté pour moi : Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, Le bruit et la fureur de William Faulkner, Les Misérables de Victor Hugo, Tendre est la nuit de Francis Scott Fitzgerald ou Les Souffrances du jeune Werther de Johann Wolfgang von Goethe. Mais ce serait dommage, je pense qu’il faut avant tout engager un dialogue.

Il m’arrive souvent de croiser des gens qui ne lisent absolument pas, ou qui n’ont pas lu depuis longtemps. Parfois ils s’excusent, promettent de s’y remettre un jour. Je leur réponds surtout qu’il faut retrouver le goût. C’est peut-être pour cela que j’ai beaucoup offert Vie Animale, qui est un livre si court, si dense et si lumineux.

Quelle importance avait le livre quand tu étais enfant ?

Quand je préparais le concours de l’Ecole Normale Supérieure, je me souviens de ce professeur de lettres qui nous rappelait le milieu très privilégié dont on était presque tous et toutes issus. Je me souviens notamment d’avoir parlé avec lui des sujets d’invention et des dissertations. Lui me disait que la dissertation était l’exercice le plus démocratique qui soit. Avec un corpus d’exemples étudié durant l’année, tout le monde peut s’en sortir, c’est presque mathématique. Contrairement au sujet d’invention : quelqu’un qui a grandi dans une famille de lecteurs, et à qui l’on a raconté des histoires, est beaucoup plus armé pour répondre à l’exercice imposé. L’imagination se développe de façon démultipliée par cette connaissance des livres. L’injustice est fondamentale : nous n’avons pas les mêmes armes pour affronter le monde.

Toute ma vie, j’ai essayé de la réparer, avec énormément de bonnes intentions. Fils d’enseignante, je suis un pur produit de l’éducation nationale. J’ai grandi dans un milieu où le livre a toujours été extrêmement important – d’abord parce qu’on y avait accès. J’ai fait des études pour enseigner, pour dialoguer, pour partager ce plaisir de lire. Mais il suffit de lire Retour à Reims de Didier Eribon, En finir avec Eddy Bellegueule d’Edouard Louis, ou un livre d’Annie Ernaux pour se souvenir, toujours, du privilège que cela représente.

Le souvenir d’un lieu de lecture ?

Le salon de mon grand-père, encore, où je passais tous mes étés. C’était un grand lecteur. L’après-midi, j’allais auprès de lui pour lire des livres dont je ne comprenais rien. Même quand je ne savais pas lire. Très jeune, j’ai été incité à la lecture. Mon grand-père lisait beaucoup de polars, et notamment les textes de Simenon. Je me souviens moins des titres que de la couverture des livres, orange. J’étais absolument fasciné par ce nombre de livres qui me semblait infini. Je le voyais lire et relire. C’est d’ailleurs lui qui m’a appris à relire. Se replonger dans une histoire que l’on a aimée, naguère, peut paraître rassurant. Mais c’est une expérience assez troublante car c’est aussi se confronter à son évolution.

Je me souviens d’avoir fait le pari, petit, de lire tous les livres du monde. Pari complètement fou, mais qui m’a toujours un peu guidé. Pari voué à l’échec, ce dont je me suis rendu compte assez tard.

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