Ils sont environ quatre-vingts hommes dans ce gymnase du 18ème arrondissement de Paris, orientés par les équipes du Samusocial de Paris après avoir appelé le 115. Depuis deux mois, ils dorment sur des lits de camp sommaires, portant le nom de chacun d’eux, bien alignés par rangée de six. Certains sont Français, d’autres demandeurs d’asile, soudanais, russes ou algériens. Un tiers d’entre eux travaille pourtant, comme agents de service ou en cuisine. D’autres attendent toute la journée, dans la rue, dans le métro, pour pousser les portes du gymnase et s’abriter du froid pour la nuit.
Chaque soir, un repas chaud et une douche dans les vestiaires. Trois fois par semaine également, des salariés et bénévoles de Bibliothèques Sans Frontières viennent y installer l’Ideas Box, notre médiathèque itinérante, permettant un accès libre à un ensemble de ressources sélectionnées par notre équipe, spécifiquement pour ce projet.
Chaque soir des jeux de société, des films et des bandes dessinées. Chaque soir, des rencontres. Voici deux d’entre elles, racontées par Manon Tanguy et Léa Rombeaut, responsables du projet.
« Moi tu sais, je ne me cache pas »
La première chose dont je m’occupe lorsque j’installe l’Ideas Box, ce sont les branchements. Câbles d’alimentation des modules, chargeurs des tablettes, lecteur DVD pour la télévision… Ce soir, lorsque j’en arrive aux ordinateurs, Julien s’est déjà installé. Jeune homme d’une petite vingtaine d’années, c’est un habitué de l’Ideas Box. Systématiquement présent, sur les tablettes, aux dominos, ou, comme ce soir, sur l’ordinateur. Je lui adresse un petit sourire, auquel il me répond par un hochement de tête. Avec son casque et son micro, il est en pleine conversation.
« Non mais attends, une fois ok, mais elle est tombée en cloque deux fois cette année c’est chaud quand même ! D’ailleurs, papa ne lui parle plus, tu sais comment il est… Oui, la dernière fois, il n’a pas adressé la parole à Christian pendant deux ans. Deux ans… Oui, t’as raison. Les histoires de famille quoi… »
J’essaye de rester concentrée sur ma besogne, mais les 30 centimètres qui nous séparent ne me facilitent pas la tâche. Les deux premiers chargeurs d’ordinateur sont branchés.
« Oh d’ailleurs il faut que je te raconte mon Nouvel An à Prague ! C’était énorme… La Vieille Ville, c’est un délire. Les gens sont trop cools. Et l’alcool est tellement pas cher, t’as l’impression qu’il est gratuit… »
Je contiens mon sourire. Julien vient de résumer mon Nouvel An 2017 dans « la ville aux cent clochers » en deux mots. Tous les chargeurs sont en place.
« La ville est vraiment, vraiment belle. Mais il faisait froid, la vache ! Et j’ai rencontré un mec là-bas… Oui hahaha ! Il était tout gêné c’était trop mignon, alors que moi tu sais, je ne me cache pas… »
Premier casque, deuxième casque, troisième casque. Les souris. Julien n’en a pas sur son ordinateur. J’hésite à lui en proposer une mais je n’ai pas envie de l’interrompre.
« Mais oui, c’est toujours comme ça ! Bon et toi, raconte-moi les nouvelles. Je veux savoir tous les potins ! Tu sais, maintenant que je suis à 1 000 kilomètres de Paname, tu peux tout me dire ! »
Ma main se fige, la souris suspendue dans les airs : le gymnase Ronsard est au pied de la Butte Montmartre. L’expression reconnaissante, Julien récupère la souris, ses yeux fixés sur moi. J’esquisse un sourire rapide et baisse les miens.
Un texte de Manon Tanguy